dimanche 17 août 2008

MARCO POLO











Sur son île, qu'il n'avait jamais quittée tout au long de sa vie, un vieillard, un jour, riait : Pendant sa longue existence, il en avait vues, des nouveautés surprenantes ! Il avait souvenir encore des longues expéditions sur les sentiers de montagne pour quéter, entre les arbres et les arbustes, tantôt un régime de bananes, tantôt des oranges, ou bien encore des goyaves ...

Il avait mémoire encore des simples abris de palmes tressées qu'un coup de vent suffisait à emporter. Il gardait le souvenir des longues journées et des effrayantes nuits que l'on passait à pagayer, pagayer, pagayer ... assis dans une pirogue qui n'était guère qu'un tronc d'arbre creusé. Pour voiles, on se servait de nattes de pandanus. Pour se guider, on regardait les étoiles. Il avait connu le culte des dieux et le culte des morts ... et le culte des dieux qui dévoraient les vivants et les morts !

Le vieillard riait, assis à l'ombre d'un manguier.

Il avait vu arriver les grands bateaux à voiles et puis ceux qui naviguaient sans se soucier du vent, respirant la fumée. Certains même ne fumaient plus qu'à peine et il semblait que, de leurs cheminées, ne s'échappait plus que la fumée des cuisines.

Des flancs de ces gros navires en acier, de longs bras articulés peints en jaune ou en gris extrayaient des colis, des paquets, des boîtes ... et même des réfrigérateurs et des automobiles.

Lorsqu'un navire était à quai, une foule en descendait, hommes et femmes pâles, court- vêtus. On leur vendait des coquillages et des fruits, puis ils repartaient vers d'autres îles. Les colis restaient là, et les réfrigérateurs et les automobiles.

Le vieillard avait vu construire des routes. Il avait même vu construire une piste, sur laquelle étaient venus se poser d'immenses et étranges oiseaux, métalliques eux-aussi.



Un jour, le vieux vit arriver du fond de l'horizon un monstre qui lui parut hallucinant ... Cela flottait, et c'était donc un bateau peut-être ... Cela n'avançait pas très vite, à dire le vrai, mais cela avançait ... Cela fumait. On reconnaissait difficilement la cheminée, perdue au-milieu de structures métalliques étranges : bras, tentacules, échelles antennes, pinces, mandibules ...Et même des yeux à facettes ! Un monstre sorti des enfers !

Quand il s'arrêta, tout près de l'aéroport, à une encablure des rochers, il eut des comportements inquiétants : avec des jets de vapeur, des sifflements, des chuintements, des crachotements, sur un fond de grognements rauques, entrecoupés de sonneries stridentes, le monstre faisait jouer ses appendices et les éléments de sa carcasse. Les vérins coulissaient, les palans tournaient, des vis énormes descendaient dans la mer.

Le vieux n'avait pas peur. Tout au long de son existence, il avait assisté à bien d'autres spectacles ! Il avait contemplé bien d'autres sorcelleries ! C'était encore un nouveau tour de la Technique !

Le vieux ne s'était pas trompé. La drague, car c'en était une, se mit à ronger le récif de corail, sous les eaux. Elle le broyait et rejetait par d'énormes tuyaux une innommable bouillie blanchâtre, épaisse. Elle rongeait à bâbord. À tribord, on remblayait ... Rien de moins ! La drague était en train de creuser d'un côté pour remblayer de l'autre.

Au bout de quelques heures, le travail avait pris forme. Au bout de quelques jours, les remblais se seraient allongés. On ne jetait pas la montagne dans la mer, on creusait le rivage pour construire dans le lagon des terrains plats !

Le vieillard avait compris. Nullement effrayé, il se mit à somnoler. Il finit par s'endormir pour de bon. Il ignorait, et je l'ignore aussi, depuis combien de temps il dormait lorsqu'il s'aperçut qu'une chose étrange était en train de se produire ...



C'était la nuit. Tout l'équipage de la drague avait débarqué, allant sans doute s'engouffrer dans quelque hôtel ou dans quelque bar. Une lanterne restait allumée dans les superstructures. Il n'y avait plus personne à bord. Et puis tout à coup, Marco Polo,
( c'était le nom de cet engin qu'on hésite à désigner sous le nom de bateau ... ) Marco Polo eut un frisson, un long frisson qui courut tout le long de sa coque. Pas de doute, de lui-même, tout seul ... il prenait vie !
Des vérins qui coulissent, une respiration qui devient de plus en plus profonde, qui halète un peu ... Des câbles qui s'enroulent, des tuyaux qui se déroulent, la vapeur qui gicle, un sifflet qui retentit, des pièces qui s'articulent et se désarticulent ... Qui a largué les amarres ?


Marco Polo s'ébranle ... Marco Polo s'enfonce ... Marco Polo disparaît sous les flots ! On ne le voit plus, on ne l'entends plus ! il est parti en entraînant derrière lui tous ses câbles, tous ses tuyaux !
Rien. Il ne reste rien sur le rivage, auprès des rochers ...
L'eau s'était agitée un peu. Elle s'est calmée très vite. On voit seulement un nuage de corail broyé en suspension dans la mer. Il se développe, enfle, s'étale à la surface, blanchâtre, dévorant le bleu de l'océan : Marco Polo continue à ronger tout ce qu'il rencontre sous la mer !



Un avion passait par là, cherchant le terrain sur lequel il aurait dû se poser ... Il n'y avait plus de terrain ! Il lança l'alarme. Ce fut lui qi, le premier signala ce gros nuage en suspension dans l'océan, grisâtre, et qui allait en s'étalant.

Il est vrai qu'à ce moment précis, les riverains commençaient à s'apercevoir qu'une étrange matière recouvrait leurs plages, leurs rochers et leurs récifs. Tout ce qui était vivant en ces endroits mourait ou était mourant ... Tout, absolument tout : les poissons, les coraux, les coquillages, les crustacés, les mollusques ... Cette bouillie qui se déposait asphyxiait toute vie. Les oiseaux eux-mêmes disparaissaient, faute de trouver encore leur nourriture dans les creux des rochers. Et puis, et puis ... Le vieux sentit le sol trembler sous son corps allongé ... La drague invisible était en train de dévorer l'île même où il se trouvait, tout au fond, sous les flots ! Combien de temps lui faudrait-il pour creuser la grotte, l'énorme caverne dans laquelle tout allait s'abîmer ?



Ce fut alors que le vieux s'éveilla. Il en tremble encore ! C'est lui qui me l'a avoué, lui-même, que j'ai rencontré à l'endroit où nous nous trouvons en ce moment et où je suis en train de vous raconter cette histoire.

Le vieux se réveille ... Marco Polo est là, bien amarré, tout est calme, une lumière brille dans les mâts. Le vieux repart chez lui en passant par la plage. Il songe ...


Quel gigantesque "Marco Polo", immergé depuis des siècles sous l'océan ... Quel gigantesque "Marco Polo", invisible, têtu, obstiné, a bien pu broyer toutes ces coquilles, toutes ces roches, dont sont faits les sables de la plage ? Sans doute poursuit-il toujours son ouvrage ... Comment expliquer autrement que chaque vague apporte, encore et toujours, sa charge de sable sur la plage ?

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